Nous avions donc quittés Québec pour les pays d’en haut, comme je vous l’ai dit, reprit le père Michel.
Dans ce temps là, il n’y avait sur le fleuve que des goélettes, des bateaux plats et des canots qui voyageaient entre Québec et Montréal : souvent les bâtiments à voile mettaient deux semaines, quelque fois trois, à monter à Montréal : le voyage le plus prompt était celui qu’on faisait en canot d’écorce lège. Je crois vous avoir dit que nos canots à nous, cette fois là, étaient chargés : or, avec un maître canot chargé et bien monté, on fait , l’un portant l’autre, six lieues par jour en remontant les rivières et environ le double en descendant.
Je vais tâcher dans ce récit de mon voyage, de vous faire connaître comment on raccourcit le temps de ces longs parcours.. Et tout d’abord, au départ, c’étaient la coutume des voyageurs, avant d’atteindre le point de la grande rivière des Outaouais où cessaient les établissements, de profiter de leur reste pour aller tous les soirs, à tour de rôle, aux maisons d’habitants voisines de l’endroit où l’on s’arrêtait : on y buvait du lait, on y chantait des chansons, on y dansait quelquefois, et , quand il commencait à se faire un peu tard, on allait rejoindre les compagnons laissés à la garde des canots et des marchandises. Alors on s’étendait sur le rivage, à la belle étoile, autour d’un bon feu quand il faisait beau temps, du mieux possible à l’abris des canots mis sur le côté , quand il faisait mauvais temps, pour dormir ainsi jusqu’à deux heures du matin, temps du réveil et des préparatifs du départ chaque jour du voyage. Et figurez-vous que ce voyage de canots chargés, durait environ trois mois, sans interruptions de repos que celles que nous donnait quelquefois une tempête sur les lacs.
Enfin je faisais route à ce métier au temps dont je vous parle, et le dixième jour nous étions le soir à camper aux Écores, sur la Rivière-des-Prairies. C’est là que j’ai entendu raconter à un vieux voyageur l’histoire que je vais vous raconter, Remarquez bien que nous étions, nous autres, assis en rond autour d’un feu de campement dans le voisinage de l’endroit où les choses s’étaient passées.
Vous savez qu’aux Écores il y a un rapide qu’on appelle le SAULT-AU-RÉCOLLET ; ce nom lui a été donné parce qu’un récollet missionnaire s’est noyé dans ce rapide.
Le missionnaire descendait de chez les Hurons avec les sauvages, parmi lesquels il y avait un vilain gars qui s’opposait à la prédication de l’Évangile au sein de sa nation; mais il avait eu le soin de cacher ses projets. Choisissant un moment favorable à l’accomplissement de ses desseins, le satané monstre noya le missionnaire dans le rapide.
On n’a jamais pu savoir au juste de quelle manière il s’y est pris; mais voici ce qui arriva quelques années plus tard.
Un canot monté par des voyageurs descendait la Rivière-des-Prairies. Un soir, il fit campement au pied du rapide. Il faisait noir comme chez le loup. En se promenant autour du campement, les hommes virent la lumière d’un feu sur la pointe de l’autre rive en face.
Tiens, se dirent-ils, il y a des voyageurs arrêtés là, comme nous ici; il faut aller les voirs. Trois hommes de la troupe traversèrent pour rejoindre la lumière de l’autre côté de la rive.
Quand ils arrivèrent, il n’y avait ni canot, ni voyageurs, mais il y avait réellement un feu, et près du feu, un sauvage accroupi, assis par terre les coudes sur les cuisses et la tête dans les mains.
Le sauvage ne bougea pas à leur arrivée; nos gens regardèrent avec de grands yeux ce singulier personnage, et, comme ils s’approchaient pour le considérer de plus près, ils s’apperçurent que sa chevelure et ses membres dégouttaient d’eau.
Étonnés de l’étrange impassibilité de cet homme dans cette situation, au moment où quelqu’un venait à lui, ils s’approchèrent encore, en l’interpellant; mais le sauvage demeurait dans la même position et ne répondit pas.
L’examinant alors avec plus d’attention et à le toucher presque, à la lueur du feu, ils virent, avec un redoublement de surprise, que cette eau qui dégouttait sans cesse du sauvage ne mouillait pas le sable et ne donnait pas de vapeur.
Les trois gaillards stupéfaient ne cessait de passé et repassé autour du feu, ils remarquèrent que la flamme du feu ne donnait point de chaleur, ils jetèrent une écorce dans le brasier, et l’écorce demeura intacte. Ils allaient se retirer, lorsque l’un deux dit aux autres : Si nous racontons ce que nous avons vu, à nos compagnons, ils vont rire de nous et dire que nous avons eu peur.
Comme il leur était pas possible de ne pas raconter cette aventure, ils se décidèrent à emporter un des tisons de ce bûcher diabolique, qui donnait flamme et lumière sans brûler, afin d’offrir à leurs camarades une preuve de la vérité de leur récit.
Vous pouvez vous imaginer de la surprise des voyageurs à ce récit extraordinaire; tous étaient à examiner ce tison lorsqu’un bruit de sacakoua ( mot indien qui veut dire grand tapage ) se fit entendre. Au même instant, un énorme chat noir fit, d’une course furibonde, poussant des miaulements effroyables, deux ou trois fois le tour du groupe des voyageurs; puis sautant sur leur canot renversé. Il en mordait le bord avec rage et en déchirant l’écorce avec ses griffes.
Il va mettre notre canot en pièces, dit le guide à celui qui tenait le morceaux de tison à ce moment. Jette-lui son tison!
Le tison fut lancé au loin, le chat noir se précipita dessus et le saisit dans sa gueule, darda des regards de feu vers les voyageurs et disparut.
Ce sauvage, qu’on a revu plusieurs fois depuis cette première apparition, tantôt d’un côté de la rive, tantôt de l’autre c’est le Noyeux du Père récollet. On suppose que le diable s’est emparé du meurtrier au moment où il se faisait sécher après avoir trainé dans l’eau le pauvre missionnaire
Selon la légende , frappée de la malédiction divine pour l’atrocité de ses actes, l’âme de l’indien serait depuis ce jour condamnée à grelotter sur les rives du rapide. Il est toujours possible de l’apercevoir, trempé et frissonnant, par les soirs sans lune où une lourde brume enveloppe le tumulte des eaux.
Bien qu’elle soit très impressionnante pour les témoins, cette apparition demeure tout à fait inoffensive. À ce jour on ne rapporte aucune agression de la part du spectre du sauvage, que l’on appelle ( sauvage mouillé ).
Fin
Récit écrit par Joseph-Charles Tassé né à Kamouraska en 1820 et décédé à Ottawa en 1894.
Récit publié dans Les Soirées Canadiennes 1863.
Publié par Karolanne.